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Si vous aviez acheté une action Apple (AAPL) début 2013, vous seriez l’heureux bénéficiaire d’un actif en hausse de 19% par an en moyenne.
Dans le même temps, le S&P500, indice phare de la bourse de New York, enregistrait une hausse de 15% par an. C’est une jolie sur-performance pour un groupe de la taille d’Apple dans un marché déjà euphorique.
Je n’ai pas choisi 2013 au hasard. C’est à partir de là qu’Apple s’est mis à racheter ses propres actions. C’est ce que l’on appelle des buybacks, une pratique courante dans les grands groupes américains — et français dans une moindre mesure.
L’opération est simple : l’entreprise rachète ses actions en bourse et les détruit afin de faire monter le cours des actions encore en circulation. [1]
Selon la Harvard Business Review, une fois que la société a distribué son dividende et procédé à ses dépenses d’investissement, s’il lui reste des liquidités, les buybacks évitent de plomber ses comptes avec du capital inutilisé et donc non rentable. Il vaut mieux le rendre à l’actionnaire que de le laisser dormir. Avec les buybacks, les comptes de votre entreprises sont en permanence optimisés. [2]
Ça c’est pour la belle histoire.
Si Apple n’avait pas racheté ses propres actions chaque année depuis 2013, votre plus-value n’aurait été que de 11% au lieu de 19 : près de la moitié de la croissance du cours d’Apple est factice, c’est gonflé à la pompe à vélo, de l’aérophagie morbide [3].
Cette pratique est révélatrice du changement radical de culture opéré chez Apple après la mort de Steve Jobs.
Jobs faisait les meilleurs produits. Tim Cook, son successeur et ex-directeur financier, fait les meilleurs résultats financiers au détriment de l’innovation et des nouveaux produits : l’argent ne va plus au même endroit.
+ de 100% des bénéfices du S&P500 vont aux actionnaires…
En 2018, les entreprises américaines devraient racheter pour plus de 1 000 milliards de dollars de leur propres actions (dont près de 100 milliards rien que pour Apple), soit 2 fois plus qu’en 2017.
La dernière fois que l’on avait approché ces sommes, nous étions en 2007. Oups.
Il faut dire que 1 000 milliards de buybacks = 5% du PIB américain. C’est faramineux.
L’immense majorité de ces 1 000 milliards proviennent des 500 plus grandes entreprises américaines ( S&P500) : il faut dire qu’ils utilisent en moyenne 60% de leurs bénéfices pour racheter leur propres actions .
Ils utilisent également un peu plus de 40% de leurs bénéfices pour payer un dividende à leurs actionnaires.
Entre les rachats et les dividendes, les grands groupes américains redonnent donc plus de 100% de leur bénéfices à leurs actionnaires.
Je ne vous parle pas d’une entreprise en particulier mais de la moyenne des 500 plus grands groupes américains.
Normalement, cette situation ne devrait pas être possible.
Les marchés boursiers ont changé
Imaginez que vous ayez une entreprise de chaises cotée en bourse.
Vous avez développé une nouvelle chaise révolutionnaire et vous avez besoin d’argent pour la fabriquer et faire la publicité de ce modèle prometteur.
Vous décidez de faire une augmentation de capital pour financer votre projet : vous émettez de nouvelles actions.
Il se trouve que vous commercialisez votre nouvelle chaise en avance et qu’elle a un succès fou, tout le monde se l’arrache et vos résultats s’envolent : vous avez émis plus d’actions que vous n’en avez eu finalement besoin.
Vous rachetez alors vos propres actions pour rendre aux actionnaires le capital excédentaire et cela envoie un bon signal aux marchés : vous avez dépassé les objectifs.
Mais si vous rachetez vos actions l’année suivante et l’année d’après et ainsi de suite en augmentant toujours plus le volume de rachats pour soutenir votre cours…
Si vous utilisez vos bénéfices en buybacks plutôt que pour développer de nouvelles chaises alors vos actionnaires vont trouver que vous ne savez plus comment investir vos bénéfices. Vous ne savez plus comment grandir, développer vos marchés et de nouveaux produits : c’est donc que vous êtes une entreprise mature dont la valeur est amené à stagner voire à baisser. C’est un mauvais signal pour les marchés qui devraient vous pénaliser.
Mais ce n’est plus du tout comme cela que les marchés fonctionnent : plus personne ne valorise une société selon sa croissance estimée et ses perspectives de bénéfices à long terme. Sinon il y a belle lurette que les marchés se seraient cassé la figure tant les valorisations actuelles sont délirantes.
Les marchés fonctionnent aujourd’hui par ancrage : c’est-à-dire que les entreprises sont valorisées les unes par rapport aux autres. Et c’est très important.
Est-ce qu’Apple vaux 1 000 milliards de dollars ?
La valorisation boursière d’Apple a récemment dépassé les 1 000 milliards de dollars.
Selon les standards anciens, elle ne les vaut certainement pas [4]. La valorisation d’Apple correspond à une start up que l’on promet à une croissance vertigineuse, pas à la plus grosse capitalisation américaine qui a déjà conquis le monde, à moins qu’Apple ait un plan secret pour aller vendre des iPhones aux Martiens.
Si « les marchés » trouvent qu’Apple vaut aujourd’hui 1 000 milliards de dollars, c’est parce qu’ils estiment que le groupe vaut plus qu’Amazon qui vaut déjà 900 milliards de dollars. Ou alors c’est Amazon qui vaut 900 milliards parce qu’Apple en vaut 1 000… cela dépend d’où l’on regarde. C’est cela l’ancrage.
Cela signifie que les marchés financiers se sont décorrélés de l’économie réelle.
Merci les banques centrales
Il y a une bonne raison à cela : il fallait bien que les tombereaux d’argent imprimés par les banques centrales depuis 2008 aillent quelque part. Ils n’ont pas été dans les salaires, ni dans l’économie réelle. Ils sont restés dans la sphère financière qui a gonflé, gonflé, gonflé, sans rapport avec les résultats réels des sociétés.
La réalité est qu’il y a beaucoup trop de capital dans les marchés financiers. Et ce capital exige un rendement : si vous achetez une action Apple aujourd’hui, vous attendez que le cours continue de monter et que le dividende suive.
Si le charme se brise, si l’enfant ingénu s’écrie que le roi est nu, ou que les banques centrales rendent trop cher l’accès à l’argent, alors la chute depuis une valorisation si vertigineuse pourrait être mortelle. Apple est condamné à enfler, quel que soient ses perspectives de développement.
À l’échelle d’une économie, les rendements exigés par le capital excédentaire grèvent les hausses de salaires qui pèsent à leur tour sur la consommation des ménages qui casse la croissance et les perspectives des entreprises mêmes qui sont condamnées à croître par ce capital qui les en empêche. [5]
Vous pensez bien que cela ne peut pas durer éternellement. Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et les entreprises des hommes à l’image de leurs créateurs naissent, croissent, se reproduisent, vieillissent et meurent.
À ce stade, il peut se produire essentiellement trois choses :
- Les marchés corrigent : une déflagration financière qui ferait passer 2008 pour un vague toussotement économique et financier. Les marchés retrouvent des niveaux acceptables au prix d’une crise sans précédent, risques d’émeutes, guerre, grande pauvreté mais également destruction créatrice pour préparer le prochain cycle d’expansion ;
- L’économie réelle corrige : l’économie réelle rejoint la sphère financière faisant passer l’hyperinflation du Zimbabwe pour une hausse modérée. Une hyperinflation galopante par exemple si un gouvernement socialiste est élu aux États-Unis et décrète des hausses de salaires généralisées et indexées sur l’inflation (c’est le scénario le plus improbable tant il faudrait avoir la mémoire courte).
- Rien : Une grande glaciation des marchés administrée par les banques centrales qui ferait passer l’URSS pour un modèle de libéralisme et de qualité de vie. C’est une transformation en cours, lente, vicieuse, qui demande un contrôle extraordinaire des grandes institutions financières mondiales ainsi qu’une coopération renforcée entre les grandes régions du monde. Une sorte de 1984.
Dans tous les cas et malgré les bons conseils de Monsieur Macron: N’entrez pas en bourse maintenant, il n’y a que des coup à prendre.
Si vous avez déjà un portefeuille boursier, il est sans doute sage d’en réallouer une partie en cash. En cas de nouvelle crise financière, quand tous les autres seront rincés et que les actions seront bradées, vous pourrez alors faire votre marché.
Si vous n’êtes pas encore inscrit à la Lettre de l’Investisseur sans Costume, cliquez ici pour découvrir le projet.
L’investisseur sans costume
[1] Prenons l’entreprise BonneChaise SA cotée en bourse. Sa valorisation est de 100 millions d’euros répartie en 1 millions d’actions de 100€ chacune. BonneChaise rachète 100 000 actions et les détruit. Il n’y a plus que 900 000 actions en circulation mais Cela ne change rien à la valeur de l’entreprise qui est toujours de 100 millions d’euros. Chaque actions vaut dorénavant 111€ et l’entreprise BonneChaise a permis à ses actionnaires de réaliser un gain de 11%. Cela ne se passe pas systématiquement comme cela et il peut arrive qu’un buyback ne fasse pas monter le cours comme attendu, mais c’est le but recherché.
[2] https://hbr.org/2017/09/the-case-for-stock-buybacks
[3] https://brunobertez.com/2018/08/01/apple-les-rachats-daction-par-apple-ont-contribue-a-42-des-gains-de-laction-depuis-2013/
[4] Si on en croit les dividendes, certainement pas. Il faudrait plus de 70 ans pour rembourser votre investissement avec les dividendes que verse Apple, et sans doute le double ou le triple en prenant en compte l’inflation.
Si on regarde les bénéfices, alors la valeur d’Apple correspondrait à 32 ans de son résultat net moyen depuis 10 ans ajusté de l’inflation (CAPE). Quand on voit la vitesse à laquelle les fortunes se font et se défont dans le secteur des nouvelles technologies, c’est ahurissant.
[5] Au fait, la croissance actuelle du PIB ne contredit pas ce cycle, elle n’est pas réelle, elle est achetée à crédit, on connait même son prix : un dollar de croissance coute 3 dollars de dettes.
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