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Ce matin Jean-François a fait une découverte étrange sur le chantier de fouilles.
Il sent qu’il tient-là une modernité d’une rareté prodigieuse.
Cela a la taille d’une petite brique fragile, d’une sorte de carton blanc jauni par les siècles qui ne demande qu’à s’effondrer.
Sur le dessus de la brique est représenté un de ces pavés tous fins, généralement noirs, que l’on retrouve par milliers sur les chantiers de fouilles et pour lesquels se passionnent les américanologues de tous âges.
Le dessin de ce pavé intrigue Jean-François au plus haut point : il semble illuminé de mille couleurs.
Soudain il se fige. Il vient de voir la marque tant redoutée des américanologues : c’est ce dessin naïf d’une pomme que l’on aurait croquée. Nombreux sont ceux qui y voient la pomme du pêché et le signe du diable : la promesse de malédictions.
Qu’importe, le monde veut savoir et la mode est à qui saura décrypter le mystère de ces fins pavés en apparence inutiles et pourtant d’une incroyable complexité sous leur aspect lisse.
Il devait s’agir de tablettes d’écriture, dit le consensus. On retrouve d’ailleurs sur certains de ces pavés des séries de caractères, sortes d’alphabets indéchiffrables inscrits sur de minuscules tuiles.
Il reste bien quelques illuminés qui voient dans ces carrés ternes des talismans puissants permettant des transferts de pensée entre les hommes tout autour du monde. Cela fait bien rire Jean-François.
Les semaines passent.
Avec une patience infinie, Jean-François a ouvert la brique qui s’est révélée être une boite… Contenant elle-même un de ces fins pavés incroyablement conservé.
Jean-François saisit l’objet. Il le manipule avec d’infinies précautions. Un frisson le parcourt : un léger mécanisme vient de s’enclencher. Une de ces pommes blanches apparaît comme par magie sur la surface lisse et brillante du fin pavé.
Jean-François sursaute et lache malgré lui l’objet précieux. Il s’apprête à le reprendre mais c’est alors que le pavé s’illumine tout entier d’une grande lumière blanche… Un signe rouge clignotte 3 fois puis tout redevient noir, comme avant.
Jean-François tombe évanoui. Il meurt quelques semainesplus tard dans une grande agitation, persuadé d’avoir été atteint par la malédiction de la pomme.
Le pavé gardera son secret finalement.
Il faut vous dire, que nous sommes en 4018 et que Jean-François venait de découvrir la boite d’un iPhone qui n’avait jamais été déballé.
Savoir et mémoire
Que dites-vous de ma petite histoire ?
Je me demande parfois ce qu’il restera de notre époque. Quelle pourrait être notre contribution digne d’être remémorée pour des siècles des siècles.
Cette question est importante car elle dépend essentiellement de nous et des efforts que nous entendons mener pour nous projeter dans l’avenir et transmettre notre mémoire.
Mais comparer un iPhone avec la pierre de Rosette — c’est bien de cela dont il s’agit — est sans doute fort injuste.
Nos téléphones ressemblent plus à des tablettes d’argile qu’à une stèle de pierre volcanique de 30 cm d’épaisseur patiemment gravée au burin.
La pierre de Rosette est célèbre pour avoir permis à Jean-François Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes.
C’est une stèle portant un décret du roi Ptolémée V promulgué en 196 av. JC.
La parole du roi était alors gravée dans la pierre pour les siècles des siècles.
Et que dit ce décret ? Que le roi efface les dettes de ses sujets, qu’il libère les prisonniers de longue date, qu’il s’engage à ne pas lever d’impôt pour la marine de guerre mais à protéger le pays contre les invasions. Il exempt les prêtres de l’impôt et s’engage à rendre leurs terres et maisons aux soldats spoliés pendant qu’ils étaient à la guerre. Il érige des fortifications contre les invasions et des digues contre les crues. Il entretient et consolide les temples et les autels… Et demande en retour à être considéré comme un Dieu. Ne rigolez pas, les présidents jupitériens le demande à moins.
Bien sûr, cette stèle est un élément de propagande pour le roi Ptolémée. Il n’empêche que ses engagements envers son peuple étaient gravés dans la pierre et pas seulement en hiéroglyphes, mais en démotique (écriture simplifiée) ainsi qu’en grec : le texte était bien destiné au plus grand nombre.
La bibliothèque de Babel
Nous vivons une époque paradoxale où plus rien ne s’efface ni ne se retient. Nous sommes tombés dans ce que j’appelle le piège du Y-a-tout.
Nous n’avons plus à choisir soigneusement les 36 clichés que nous prendrons sur notre pellicule photo mais conservons des milliers d’images qui n’ont plus aucun sens ni utilité.
Nos décrets ne tiennent plus sur un gros bout de caillou mais bien en deux cents volume où plus personne ne se retrouve.
Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui ressemble étrangement à cette nouvelle de l’écrivain Jorge-Luis Borges : la Bibliothèque de Babel.
Cette bibiothèque imaginaire contient tous les livres du monde, c’est-à-dire toutes les combinaisons de lettres possibles reproduites dans des livres de 410 pages (cela fait plus de livres que d’atomes dans tout l’univers).
Rendez-vous compte : une telle bibliothèque contiendrait tout le savoir du monde, non seulement le savoir connu mais également tout le savoir que l’on ne connaît pas encore etmêmecelui que l’on ne découverira jamais… Mais qu’importe ce savoir : il est perdu dans une telle multitude de livres ineptes que cela n’est d’aucune utilité et que les vies entières d’une infinité de bibliothécaires ne suffiraient pas à rassembler les précieux ouvrages (surtout s’ils ont tous perud la mémoire).
Nos téléphones sont-ils bien différents ?
Nous vivons une époque de savoir sans mémoire. Et que nous vaut tout le savoir du monde si n’avons plus de mémoire ?
Le seul remède efficace
J’écris cette longue lettre parce que la mémoire est le seul remède efficace aux crises.
Pas le savoir, la mémoire (je précise car cela n’est pas évident).
Les phénomènes de mémoire et d’oubli ne sont pas exactement la tarte à la crème des économistes qui préfèrent généralement leur jargon d’agents économiques, de rationalité limité, d’arbitrages et contraintes budgétaires.
Sauf un.
L’économiste et prix Nobel Maurice Allais a consacré une part importante de son travail aux phénomènes de mémoire et d’oubli.
Il montre que la résurgence des crises économiques est intimement liée à la perte de mémoire des populations.
Il montre également que les temps de troubles et de changements rapides accélèrent les phénomènes d’oubli et donc la fréquence des crises.
Cela aussi n’est pas évident. Nous vivons dans la dictature de l’action… Il faut toujours faire plus de choses, trouver plus de solutions et aligner plus de réformes
Allais utilise un « Coefficient d’Expansion Psychologique Z » pour fonder son travail.
Halte-là.
Je préfère finir cette lettre avec une dernière histoire.
La peste de l’oubli
La dernière grande peste en France eut lieu à Marseille en 1720. Un tiers des habitants y périrent. Ce fut un désastre.
Il n’y avait pourtant pas eu d’épisode de peste à Marseille depuis plus de 60 ans.
La ville, particulièrement vulnérable du fait de son commerce avec l’Afrique du Nord (foyer endémique de peste à l’époque), avait mis progressivement en place des réglementations sanitaires drastiques (quarantaine, patentes, bureau de santé…).
Mais justement, en 1720, Marseille avait perdu la mémoire de la peste. Il n’y avait plus de témoins des pestes passées et la ville connaissait des difficultés financières importantes.
Alors, quand le Grand-Saint-Antoine accosta en ce joyeux mois mai, portant avec lui de nombreuses étoffes précieuses ainsi que 9 cadavres, on préfèra lui éviter la grande quarantaine pour vendre plus vite les étoffes. Le port de Livourne lui avait pourtant fermé ses quais quelques jours auparavant.
Faut-il vous dire que la cargaison du navire appartenait à un groupe de notables marseillais, parmi lesquels le premier échevin de la ville ?
Comment une telle négligence a-t-elle pu être commise ? Le lucre, la crise et l’oubli des grands maux du passé, voilà la recette assurée pour un grand cataclysme.
La peste de Marseille aura fait 50 000 morts… Simplement parce que le premiers échevin voulait vendre ses étoffes un peu plus vite.
La dette est la grande peste de notre temps contre laquelle tous nos savoirs ne peuvent rien.
C’est la mémoire qui nous manque.
Je viens de finir un petit ouvrage pour participer à cette mémoire : Les Esclaves de la dette.
Plus que jamais, si vous voyez un peu d’intérêt à cette chronique qui m’a pris bien du temps et bien des recherches, transmettez-là autour de vous : faites suivre ce mail à votre carnet d’adresses et diffusez-là sur vos réseaux. Ce projet vit grâce à votre bouche-à-oreille.
À votre bonne fortune,
L’investisseur sans costume
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