Un coq à Asclépios

02 01 2022
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« On ne périt jamais par un autre que par soi-même. »
Le Crépuscule des Idoles, Friedrich Nietzsche
  
Ma chère lectrice, mon cher lecteur,
 
Socrate dit et ce furent là les derniers mots qu’il prononça : « Criton, nous devons un coq à Asclepios. Payez cette dette, ne soyez pas négligents. » – Bien sûr, fit Criton, ce sera fait. Mais vois si tu n’as rien d’autre à nous dire ? »
 
Criton, en bon faire valoir littéraire, s’étonne niaisement qu’au moment d’expirer Socrate n’ait rien de mieux à dire qu’une recommandation ménagère, comme si le grand philosophe lui demandait de bien faire le ménage dans la chambre du fond au lieu de professer une parole pour l’éternité.
 
Il était d’usage dans la Grèce antique que le maître offre un coq en sacrifice à Asclepios (Esculape chez les Romains) pour la guérison d’un membre de sa maison.
 
Criton ne se rend pas compte que Socrate ordonne ce sacrifice car son âme s’apprête à être guérie de son corps pour sortir définitivement de sa caverne et renaître dans la vraie lumière et le paradis des philosophes.
 
Désolé de ne pas respecter l’usage qui voudrait que je m’interroge extatiquement sur l’énigme en carton des derniers mots de Socrate… 
Le coq symbolise le jour qui renaît et Asclepios ressuscitait les morts — Affront qui lui valut d’être foudroyé par Zeus. 
 
Socrate vient de terminer son dernier enseignement, ainsi que retranscrit dans le Phédon, dans lequel il fabrique son eschatologie individuelle où l’on retrouve déjà enfer, purgatoire et paradis, sous les noms de Tartare, Achérousiade et terre pure et même pour « les âmes des philosophes des résidences plus belles encore ».
 
Voici l’étendue de la sagesse de Socrate au moment de boire la ciguë : Il se place spontanément au sommet de son petit édifice eschatologique afin de mieux s’enivrer de sa fatigue de la vie dont Nietzsche se moquera à grands coups de marteau dans Le Crépuscule des Idoles
 
Nietzsche peut bien se moquer de Socrate, lui, malade chronique qui se venge de sa condition par une volonté de vivre féroce : Le philosophe allemand préfère renaître sous la plume que sous la terre et ne pardonne pas à celui qui pourrait vivre mais ne le veut tandis que lui le veut, mais ne le peut. 
 
Quelque profonde que soit leur querelle, les deux hommes ricaneraient bien de notre époque, qui ne sait, ni se détacher de la vie, ni se battre pour elle : « L’obstination à végéter lâchement, esclave des médecins et des pratiques médicales, après que l’on a perdu le sens de la vie, le droit à la vie, devrait entraîner, de la part de la Société, un mépris profond », écrit encore Nietzsche, suffisamment en prise lui-même avec les médecins et la maladie pour ne pas être confondu avec les eugénistes de son époque dont nos dirigeants actuels sont les descendants directs et méprisables.
 
Les philosophes classiques, Nietzsche et la théologie chrétienne s’opposent sur bien des sujets sauf celui-ci :
 
Pour vivre bien, il faut être prêt à bien mourir.
 
Nous, Gaulois, avons perdu cette vérité malgré Socrate et malgré Nietzsche, malgré Camus et malgré Bernanos, malgré Girard et malgré Anouilh… Même Anouilh et son sale espoir.
 
Nous, Gaulois, patrie d’Astérix et de Cyrano, qui ne savons faire que des révolutions, qui ne sommes jamais où l’on nous attend ; nous, dont le symbole est ce Coq batailleur symbole de la renaissance, de celui qui sait mourir par goût de la vie, avons perdu aussi bien ce goût de vie que l’affront à la mort.
 
Nous l’avons perdu partout politiquement, socialement, financièrement… humainement.
 
Qu’importe.
 
Je n’ai que six mots pour 2022 et je vous lève mon verre joyeusement mon cher lecteur :
 
« À la vie, à la mort. »
 
glf 
 
PS : Et à Bernanos qui en avait vues d’autres :

« Qui n’a pas vu la route, à l’aube entre deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance. L’espérance est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté.
On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensongesoù ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme…
 
On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. Le démon de notre cœur s’appelle « À quoi bon ! ». L’enfer, c’est de ne plus aimer. Les optimistes sont des imbéciles heureux, quant aux pessimistes, ce sont des imbéciles malheureux. On ne saurait expliquer les êtres par leurs vices, mais au contraire par ce qu’ils ont gardé d’intact, de pur, par ce qui reste en eux de l’enfance, si profond qu’il faille chercher.Qui ne défend la liberté de penser que pour soi-même est déjà disposé à la trahir.
 
Si l’homme ne pouvait se réaliser qu’en Dieu ? si l’opération délicate de l’amputer de sa part divine – ou du moins d’atrophier systématiquement cette part jusqu’à ce qu’elle tombe desséchée comme un organe où le sang ne circule plus – aboutissait à faire de lui un animal féroce ? ou pis peut-être, une bête à jamais domestiquée ? Il n’y a qu’un sûr moyen de connaître, c’est d’aimer.
 
Le grand malheur de cette société moderne, sa malédiction, c’est qu’elle s’organise visiblement pour se passer d’espérance comme d’amour ; elle s’imagine y suppléer par la technique, elle attend que ses économistes et ses législateurs lui apportent la double formule d’une justice sans amour et d’une sécurité sans espérance. »
 
George Bernanos, 1945


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