À l’auberge de la vie

23 10 2020
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Mon cher lecteur,
 
Si un jour vos pas vous amènent aux abords du lac d’Aiguebelette, près de Chambery en Savoie, arrêtez-vous, si vous pouvez, à l’auberge de Mandrin.
Au Mandrin, vous êtes trop loin de l’autoroute pour attirer les voyageurs et trop loin du lac pour attirer les promeneurs.
 
15 minutes… Qu’est-ce que c’est 15 minutes dans une vie ?
 
Vous ne savez pas bien par où entrer dans cette auberge qui fût le repaire du célèbre bandit Mandrin qui volait les riches fermiers généraux pour donner aux pauvres, et ce n’est pas une légende.
 
Au XVIIIe siècle, les fermiers généraux collectaient l’impôt infâme : la gabelle sur le sel, vital pour conserver les aliments et passer l’hiver. Le sel d’alors c’est notre essence aujourd’hui et le monde n’a pas tant changé qu’on dit.
 
L’auberge de Mandrin est un assemblage bizarre de bâtiments d’époque et de constructions plus ou moins modernes érigées sans moyens selon les besoins. Ce n’est pas beau mais il s’en dégage quelque chose de vivant.
 
Après avoir déambulé au gré des pièces et des escaliers, vous finissez par trouver la grande pièce de l’auberge, avec ses grandes tables de bois, ses sabres émoussés et ses vieux pistolets à mèche.
 
Au milieu trône une vaste cheminée et un grand feu de braises sur lequel mijotent 5 ou 6 grosses casseroles en fonte.
 
L'auberge de Mandrin
 
Au bout d’un moment, un grand monsieur finit par arriver et tout de suite on cause et on rigole. Il attrape une vieille épée et en jette une à mon fils pour se bagarrer comme à l’époque.
 
Ce doit être le patron.
 
Quelqu’un d’autre vous porte des assiettes, des verres et un pot à couverts, c’est à la bonne franquette.
 
On vous donne un pot de vin de pays fort convenable. Au Mandrin, il n’y a pas de carte des vins, si vous voulez choisir, allez vous servir, sinon le patron s’en occupe pour vous.
 
Au Mandrin, il n’y a pas plus de menu mais un grand buffet de crudités, fromages et charcutailles que vous vous coupez vous-mêmes avec de grands couteaux.
 
C’est splendide, vous n’avez-là que des produits du coin : des jambons magnifiques, des pâtés merveilleux, mais aussi des fromages de tête et des pieds de porc, vous avez encore des fromages d’alpage, une demi-roue de raclette au lait cru que vous vous faites fondre vous-même sur l’appareil traditionnel et les légumes du jardin à foison. Si vous y allez en hiver vous aurez du chou et des carottes et ne vous avisez pas de demander de la tomate.
 
Le patron vous parle de tous ces mets dans votre assiette, les fermiers qui les ont produits sont ses amis, il connaît leurs joies et leurs peines, il vous dit si la météo a été clémente, l’état des récoltes et des bêtes.
 
Puis vous prenez votre assiette et vous allez à la cheminée où il sort de ses casseroles de grosses saucisses, un porcelet confit, un lapin du clapier de sa fille, une pièce de bœuf juteuse, un gigot…
 
C’est succulent, pantagruélique et vous y revenez autant de fois que vous voulez.
 
Pour les plus gourmands, vous avez encore un petit buffet de faisselles, clafoutis en saison, et crèmes au chocolat…
 
Toute la soirée, vous rigolez avec le patron et ses amis, que l’on appellerait ailleurs serveurs, il vous raconte toutes les histoires de Mandrin et du pays, d’hier et d’aujourd’hui.
 
Sans doute avons-nous eu la chance d’y venir toujours hors-saison et sûrement la viande est-elle meilleure certains jours et le patron moins gai d’autres fois. C’est la vie. On prend chaque jour comme il vient, il n’y a pas de grand consultant normalisateur, on n’y cuit pas la viande au thermomètre. C’est 25 euros que vous mangiez un oeuf ou un boeuf (et encore, le patron adapte son tarif s’il voit que votre compte n’y est pas).
 
Pour les enfants, il y a un vieux baby-foot à l’étage et un billard hors d’âge qui fait leur bonheur.
 
Pour les érudits, dans un grand hall reposent de vieilles horloges de clochers alentour que plus personne ne voulait entretenir sauf ici, au milieu des livres et fascicules sur le héros éponyme.
 
L’espace de quelques heures vous sortez du temps et de la folie quotidienne de la vie.
 
Il se trouve que je ne suis pas le seul à aimer cette auberge : elle a un succès fou.
 
Un jour, un voyagiste de Lyon y est venu. Cela lui a plu et depuis, lui et d’autres, envoient des cars entiers de touristes accueillis dès la descente sabre au point par des serveurs en costume d’époque, tous copains, qui vous mettent une ambiance comme il n’en existe plus, dans cette auberge paumée, trop loin du lac et de l’autoroute. Et tout cela sans publicité, aucun « marketing », poison de notre époque selon le patron.
 
Mais aujourd’hui, ce succès est empêché par des forêts de normes et de règles absurdes et cette auberge pleine de vie ne tient qu’à un homme hors du commun, les autres ont dû abandonner depuis longtemps.
 
Hier soir, nous sommes passés à côté de l’auberge du Mandrin, mais nous avions de la route à faire, il était tard. Pour la pause, nous nous sommes arrêtés au resto d’autoroute.
 
Nous avons été accueillis avec beaucoup de gentillesse par des formules standardisées, apprises dans une formation asceptisée. Le menu et la décoration aussi étaient standardisés. Ce n’était pas mauvais et nous n’y étions pas mal… C’était simplement standard. Médiocre au fond.
 
Les employés y répètent des gestes standards, mécaniques et nous y mangeons une nourriture standard mécaniquement. Cela ne vit pas. C’est même tout l’inverse, des gens très calés ont beaucoup travaillé pour ôter toute vie, tout imprévu, de leur affaire.
 
Bien sûr cela a des avantages et le Mandrin a ses inconvénients. Les 2 ont leur place et leur utilité mais aujourd’hui, une auberge comme le Mandrin est un petit coin de vie à qui l’on mène une guerre sans merci alors que le resto de station-service que personne n’aime pullule tristement, réglementairement, et je regrette d’avoir cédé pour rentrer une heure plus tôt après avoir englouti, pour le même priix, un petit steak banal venu d’on ne sait où et de mauvaises frites.
 
Aujourd’hui, des pans entiers de nos économies ont été standardisés, dévitalisés.
 
Sans doute, cela fut-il bon d’abord. Cela a permis de régler de nombreux problèmes sanitaires ou de qualité.
 
Mais ce qui était bon hier ne l’est plus aujourd’hui et nous crevons de standardisation, réglementations, normalisations.
 
La crise actuelle devrait rééquilibrer ces excès et nous permettre de retrouver un peu de vie dans un monde qui en manque tant.
 
Je ne parle pas d’argent dont nous crevons, même pas de richesse dont nous manquons, simplement de vie. D’un travail bien fait qui est sa propre récompense, de la fierté retrouvée de l’effort, d’être utile, présent aux autres.
 
Le sauvetage généralisé de nos économies nous tue aujourd’hui plus sûrement que la crise car il sauve le resto d’autoroute dont plus personne ne veut et empêche les auberges de Mandrin de fleurir, des burlesques, des sages, des gaillardes, des petites, des grandes, des jolies, des moches, des aimables, des vantardes, des végétariennes, des pas chères, des hors-de-prix… avec tous leurs défauts et toute leur vie.
 
Et tout cela pourquoi ? Parce que l’auberge appartient à son aubergiste alors que le resto d’autoroute appartient à des fonds d’investissement et derrière eux quelques poignées d’hommes d’affaires et financiers qui ne savent pas faire cuire un steak et n’aiment que l’argent.
 
Il en va de même de nos investissements poussés dans des produits sans vie, dont nous ne savons rien de la finalité, coupés du monde réel, réduits à un indice de risque et un rendement potentiel et qui servent surtout à renflouer ces grands fonds d’investissement qui s’enrichissent sur la destruction de nos économies et prospèrent sur l’extinction de la vie en nous comme en dehors.
 
Il me semble que l’histoire de ces deux restaurants à 10 km l’un de l’autre en dit plus que tous les longs discours et grandes analyses.
 
Qu’en dites-vous ? Est-ce une histoire bonne à raconter et partager ?
 
Il me semble aussi qu’il nous appartient de sortir de l’autoroute toute tracée et du confort standardisé pour retrouver le goût de la vie, si rugueuse soit-elle.
 
Et si un jour vos pas vous amènent aux abords du lac d’Aiguebelette, près de Chambery en Savoie, arrêtez-vous si vous pouvez à l’auberge de Mandrin.
 
À votre bonne fortune,
 
Guy de La Fortelle


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