« Prends garde, Judith, prends garde,
Ne fais pas s’épanouir la clarté !
Ouvre-moi les dernières portes
Duc Barbe-Bleue, Duc Barbe-Bleue !
Pourquoi tant t’obstiner Judith
Quand je t’offre le bonheur ?
Ouvre-les, ouvre-les ! »
Le château de Barbe-bleue,
Opéra de Bela Bartok, livret de Bela Balasz
Mon cher lecteur,
Les portes de la Deutsche Bank renferment la dernière pièce du château de Barbe-bleue.
Dans le conte de Perrault et l’opéra de Bartok, la dernière pièce découvre les cadavres des femmes de Barbe-bleue.
Dans les comptes de Deutsche Bank pourrissent les cadavres de la mondialisation financière.
Hier, la banque allemande a annoncé un plan de licenciement de 18 000 personnes, soit 20% de ses employés.
Le mois dernier, elle virait déjà 20% de ses actifs dans une bad bank, j’y reviens.
Cela ne serait pas si grave si ce n’était au moins le 4e plan de la dernière chance. Cela ne serait pas si grave si la banque ne gérait les comptes de 24 millions de particuliers et entreprises en Allemagne. La BNP n’en gère pas autant en France.
Peu importe ce nouveau plan de restructuration. Peu importe son ampleur inédite. Ce n’est qu’un rideau de fumée. ll ne traite pas le problème fondamental : la banque est condamnée.
Je l’écrivais en septembre 2016, il y a bientôt 3 ans et je n’ai pas changé d’avis :
« Si l’État ne paie pas, alors la faillite semble inéluctable et avec le début d’une réaction en chaine. »
Jusqu’à présent, l’État allemand refuse de payer. Car payer, c’est ouvrir la dernière porte.
Tout comme Judith dans l’opéra de Bartok, nous savons déjà ce qui se trouve derrière cette porte.
Savoir est une chose. Accepter en est une autre.
Et vous aussi mon cher lecteur, au fond vous savez. Vous ne savez peut-être pas pourquoi, vous ne savez pas comment. Vous ne saviez certainement pas où regarder.
L’euphorie décennale des marchés financiers qui ne s’arrêtent plus de s’envoler à mesure que nous nous enfonçons dans la crise ; cette euphorie est factice. Elle est hors-sol. Elle repose sur un mensonge.
La très grande faute de Deutsche Bank est d’avoir vendu ce qu’ils n’avaient pas et de l’avoir vendu en quantité plus qu’astronomique.
Pendant 2 décennies, entre 1990 et 2010, la Deutsche, plus que toutes les autres grandes banques mondiales a fourni comme par magie les liquidités dont la mondialisation avait besoin. Ils ont usé de tous les artifices, toutes les dissimulations, rideaux de fumée, diversions et tours de passe-passe.
La Deutsche Bank a été la grande banque de la mondialisation.
En 2019, 62% des échanges mondiaux sont libellés en dollars. Vous pouvez acheter un container en Asie pour le faire livrer en Europe, la transaction se fera en dollars, même si les États-Unis n’ont rien à voir dans l’affaire.
Des banquiers comme ceux de la Deutsche ont réussi à vous faire croire que les dollars poussaient comme les fleurs des près et qu’il suffisait d’aller à la banque pour changer vos euros en dollars.
Mais la réalité est moins simple.
Des dollars, il n’y en a pas tant qu’on veut. Il y a en a autant que les banques américaines en fabriquent. Et encore une bonne partie reste aux États-Unis, il faut encore que ces dollars circulent, grâce aux déficits américains.
Bref, si vous voulez des dollars pour tenter votre chance dans la mondialisation, il faut encore que les américains vous en donnent. Car le Dollar est d’abord la monnaie des États-Unis avant d’être celle du monde.
C’est le privilège exorbitant du Dollar.
Depuis les années 1950, une masse importante de dollars circule en dehors des États-Unis, amassée petit à petit grâce aux déficits successifs des États-Unis. On les appelle les Eurodollars car ils étaient essentiellement échangés à Londres au début.
Ces eurodollars sont comme l’huile qui lubrifie le grand moteur de la mondialisation.
C’est ce que l’on appelle le dollar funding.
Cela a été une activité essentielle des banques à partir des années 1990 : elles devaient trouver des dollars pour leurs clients rêvant d’expansion et de mondialisation.
Bien évidemment, Deutsche Bank, qui voulait être LA banque de la mondialisation, est devenu le grand spécialiste de l’Eurodollar.
Si vous aviez besoin de dollars, grande entreprise ou banque c’est vers eux que vous vous tourniez. Ils étaient comme les magiciens qui faisaient sortir les dollars du chapeau.
Mais il était bien trop pénible et contraignant d’échanger et faire circuler des devises dans tous les sens.
C’est-là qu’interviennent les produits dérivés.
Plutôt que d’aller chercher des dollars pour leurs clients, les banques ont développés des produits dérivés spécifiques : on les appelle les swap de change.
La BNP passe un contrat avec la Deutsche qui lui garantit de pouvoir changer ses euros en dollars à taux définit à l’avance et pendant une période donnée.
La BNP ne détient pas de dollars mais elle sait qu’elle peut changer ses euros en dollars à tout moment à un taux défini à l’avance : la BNP peut donc prêter des dollars à ses clients sans en avoir elle-même.
En théorie, la Deutsche aurait d’autres clients détenteurs de dollars et cherchant des euros. Ainsi, elle ne fait que l’intermédiaire donnant les dollar de l’un à l’autre et inversement.
Évidemment, cela ne se passe pas comme ça : tout le monde veut des dollars mais très peu veulent des euros.
Cela aurait dû être un frein important, créer des tensions commerciales, limiter l’ouverture des frontières.
Mais des banquiers comme ceux de la Deutsche se sont engagés à fournir les dollars dont le monde avait besoin. Mais ces dollars, ils ne les avaient pas.
Nous voici donc en 2019. Deutsche Bank traine un boulet de 49 000 milliards de dollars de produits dérivés parmi lesquels, beaucoup sont des swaps de change empilés les uns sur les autres de manière complexe et fumeuse.
Cela fait 10 ans qu’elle tente de nettoyer ce portefeuille. Mais dans leur grande folie, les banquiers de la Deutsche ont contracté des dérivés de long terme, c’est-à-dire qu’ils s’engagent à fournir des dollars à la demande sur des dizaines d’années.
Ce sont les pires de ces contrats dont la Deutsche tente de se débarrasser dans une Bad Bank, une structure de défaisance dont l’objectif est de liquider tous ces dérivés quel qu’en soit le prix.
À ce stade ce n’est qu’un rideau de fumée de plus, des vases communicants, car cette bad bank n’est pas garantie par l’État allemand, c’est bien Deutsche Bank qui doit payer le prix fort de l’extinction de ces contrat insensés.
Officiellement, il y 74 milliards d’actifs dans cette bad bank.
Alors que l’Allemagne est en excédent budgétaire de 10 milliards par an environ, cela ne semble pas insurmontable.
Le problème est que ces 74 milliards représentent la valeur faciale des dérivés. Ces contrats contiennent également des effets de levier et selon le Washington Post, l’exposition réelle serait plutôt de 288 milliards de dollars.
J’ai bien connu un ancien trader de Deutsche bank qui m’a souvent dit qu’ils mettaient énormément de leviers à l’intérieur de leurs contrats et que ceux-ci étaient très difficile à estimer car il n’y avait aucune données centralisée, cela signifie que la bad bank risque d’avoir de très mauvaises surprises et que les montants à risques peuvent s’avérer incroyablement supérieurs, et encore plus en cas de nouvelle crise ou de conjoncture défavorable.
Pendant ce temps, les cours de la banque se rapprochent toujours plus du zéro absolu. La banque ne vaut plus le 10e de ce qu’elle valait du temps de sa splendeur et surtout les gros clients de la banques prennent leurs distances selon Bruno Bertez, ce qui pourrait provoquer une spirale identique à celle qui a entrainé Lehman Brothers en 2008.
Ce scénario est le cauchemar des banquiers car toutes les grandes banques mondiales sont en affaire avec la Deutsche et sa faillite entrainerait sans doute tout le secteur avec elle.
Ce n’est pas pour rien que le FMI estime que Deutsche Bank est la seule banque à faire peser un risque systémique mondial.
Derrière les portes de la Deutsche Bank se trouve la dernière pièce du château de Barbe-bleue et c’est notre condition humaine que d’ouvrir cette porte tôt ou tard.
À votre bonne fortune,
Guy de La Fortelle
PS : Il n’y a pas de grande tradition bancaire en Allemagne comme il y en a en Angleterre ou en France (l’Allemagne n’a pas eu de grande expansion coloniale à financer). C’était sans doute aussi bien pour eux.
À la fin des années 1980, les banques ouest-allemandes étaient des comptoirs régionaux qui servaient essentiellement à financer les industries locales. La Deutsche était l’une d’entre elles.
Puis, en 1989, le mur de Berlin est tombé et à sa suite l’URSS. La réunification allemande a apporté ses défis et des ambitions retrouvée.
Nous sommes à l’époque de la « fin de l’Histoire » et de la « mondialisation heureuse ». Mais les entreprises savent bien que l’ouverture des frontières va faire entrer des concurrents nouveaux et puissants : à marché mondial, groupe mondial. Il faut grossir, manger ou être mangé.
L’Allemagne en 1990 n’a pas d’armée, pas de diplomatie, peu d’influence dans l’Europe de Jacques Delors et de la Politique Agricole Commune.
En 1990, l’Allemagne réunifiée n’est riche que de son orgueil retrouvé et de ses entreprises : elles seront les meilleures du monde. Tout l’orgueil, toute la frustration allemande, toute cette énergie est mise au service de l’économie allemande.
Deutsche Bank, elle, sera la banque de la mondialisation.
Je prends le temps de revenir aux sources car il faut bien comprendre que Deutsche Bank, ce n’est pas le problème de ses actionnaires, ce n’est pas le problème des Allemands, c’est à peine le problème du secteur bancaire européen, lui aussi menacé, c’est le problème de l’Occident tout entier et des tenants du progressisme et de la mondialisation néo-libérale.
Deutsche Bank, c’est la dernière pièce qui souille le château tout entier.
Deutsche Bank a bien été la banque des faux-espoirs de la mondialisation.
C’est une épée de Damoclès qui menace l’État allemand et ils savent bien qu’un jour ils devront payer et payer pour tout le monde à cause de l’orgueil malsain d’une poignée de banquiers.