Quand les banquiers se mêlent de politique

01 02 2019
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Mon cher lecteur,
 
En janvier 1917, La Première Guerre mondiale fait rage.
 
L’offensive allemande de Verdun vient d’échouer. Les États-Unis ne sont pas encore entrés en guerre et le président Woodrow Wilson prononce un discours devant le Sénat américain en faveur d’ une paix sans victoire.
 
Pourtant depuis 1916, John Pierpont Morgan Jr, figure tutélaire de la jeune Wall Street, finance massivement l’effort de guerre de l’Entente : 45 % des fournitures militaires de l’immense bataille de la Somme viennent directement des États-Unis ou sont achetées avec des dollars US. Au total les banques américaines prêteront 2 milliards de dollars à l’Entente, dont 500 millions rien que pour la France.
 
Ces montants sont colossaux pour l‘époque. Ils correspondent à 750 milliards de dollars aujourd’hui et il n’est pas exagéré de dire que JP Morgan Jr et Wall Street mirent l’économie américaine au service du Royaume-Uni et de la France.
 
L’historien Adam Tooze note cette ambivalence américaine au début de son ouvrage Le Déluge (1916-1931), ambivalence d’autant plus curieuse que Wilson et Morgan ont le même objectif : l’expansion commerciale.
 
Dans son discours au Congrès, Wilson enfile ses grands principes en collier de perles et pose une, et une seule, revendication pratique : libérer les routes maritimes des blocus (la reprise de la guerre sous-marine à outrance fera basculer l’Amérique du côté de l’Entente quelques jours après le discours de Wilson).
 
D’un côté, Wilson veut une paix négociée le plus vite possible afin que le commerce puisse reprendre sous l’égide d’une grande institution mondiale, de l’autre Morgan a tout intérêt à la continuation de la guerre qui lui permet d’accroître son emprise financière et commerciale sur la vieille Europe.
 
Il faut dire que les États-Unis à cette époque sont à un tournant : le « gilded age » s’est fini en même temps que l’empire de la Standard Oil.
 
Gilded age veut littéralement dire « l’âge en or plaqué » selon l’expression ironique de Mark Twain qui trouvait que les irrésistibles ascensions des «  barons voleurs » Rockfeller, Vanderbilt, Carnegie, Mellon, JP Morgan Sr et consorts cachait mal l’immense pauvreté américaine de la fin du XIXe siècle. Mais en 1911, le démantèlement de la Standard Oil dans le cadre des lois anti-trust mettait un immense coup de frein aux ambitions de ces grands industriels carnassiers.
 
Le début de XXe siècle marque également la fin de la « frontier ». Un demi-siècle après l’ouverture de la première ligne de train transaméricaine, l’expansion vers la côte ouest est désormais terminée.
 
Alors les appétits encore féroces se tournent vers le commerce mondial, quitte à faire durer la guerre à coups de milliards et de morts par millions. Car sans argent, pas de guerre. Faut-il rappeler que la famille Morgan avait déjà amassé une petite fortune en fournissant à prix d’or des fusils défectueux pendant la guerre de Sécession.
 
La semaine dernière, Bernard-Henry Levy a déclaré à la TV que la cause du fascisme c’était les peuples. À peine a-t-il pris quelques pincettes pour faire passer son énormité :
 
À l’origine de tous les mouvements les plus horribles du XXe siècle, il y avait aussi de la misère sociale … J’ai entendu sur votre plateau la semaine dernière (François) Bégaudeau dire que si Hitler est venu au pouvoir c’est parce que la grande bourgeoisie l’a décidé. Quel nigaud ! … C’est des fables tout ça, cette histoire de bourgeoisie.
 
Oh non, ce ne sont pas des fables.
 
Il ne faut déjà pas confondre, comme se plaît à le faire BHL, la « bourgeoisie » avec la « grande bourgeoisie d’affaires » : une petite élite de banquiers, intellectuels et industriels bien loin des préoccupations d’un médecin, d’un ingénieur, d’un patron de PME ou d’un notaire.
 
C’est bien cette grande bourgeoisie d’affaires qui a porté Hitler au pouvoir.
 
Il aurait suffit de rappeler le Cercle Keppler des industriels et banquiers pro-Hitler et l’ Industrielleneingabe  —  la pétition des industriels— que le même Wilhelm Keppler aidé de Hjalmar Schaft fit signer en 1932 à 20 grands banquiers et patrons demandant au président Hindenburg de nommer Hitler chancelier (on dirait « appel » aujourd’hui et cela paraîtrait dans Libération).
 
Cela ne s’est pas fait en un jour et ironiquement, l’ascension d’Hitler prend racine dans les prêts Morgan et de Wall Street à l’Entente pendant la guerre.
 
En 1921, la France et le Royaume-Uni sont endettés jusqu’au cou vis-à-vis de Wall Street et en dollars : ils ne peuvent pas faire marcher la planche à billets. La situation est tendue, d’autant que selon le slogan de l’époque : L’Allemagne paiera… Mais l’Allemagne ne peut pas plus payer que la France et refuse tout net… La France peut bien occuper la Ruhr.
 
Monsieur Morgan et les banquiers de Wall Street vont-ils s’asseoir sur leurs créances ?
 
Vont-ils laisser Français et Anglais se partager le gâteau malgré les 7,5 millions d’immigrés allemands et tous leurs descendants ?
 
Certes non.
 
C’est le même JP Morgan Jr qui après avoir prêté à l’Entente pendant la guerre, pilote les plans Dawes et Young. Ces deux plans signés en 1924 et 1929 ré-échelonnent les réparations de Versailles et ouvrent la voie à une aide américaine.
 
Grâce aux plans Dawes et Young, entre 1924 et 1931 l’Allemagne paie 86 milliards de reichsmarks de réparations. Sur la même période, l’Allemagne emprunte aux banques américaines 138 milliards de reichsmarks, à intérêts bien sûr. Sans cet argent, jamais le redressement de l’Allemagne n’aurait été possible.
 
Les Américains gagnent sur les deux tableaux : vainqueurs et vaincus, tout le monde paie ses intérêts.
 
Une partie des prêts va directement aux entreprises allemandes qui forment des affiliations avec les groupes américains (Ford, General Motors, General Electric…). 8 banques américaines prêtèrent 826 millions de dollars à l’industrie allemande… Plus qu’à la France lors de la Première Guerre mondiale.
 
Les conditions des prêts exigent la formation de cartels afin d’assurer aux banquiers leur position dominante et le paiement de leurs juteux intérêts. Les banquiers américains n’hésitèrent pas à faire en Allemagne les conglomérats qu’ils ne pouvaient plus faire aux États-Unis :
  • IG Farben pour la chimie ;
  • AEG pour l’électricité ;
  • Vereinigte Stahlwerke pour l’acier.
Ces 3 conglomérats contrôlaient les matières premières fondamentales pour toute l’industrie allemande. Ils fournirent également les produits indispensables à la guerre moderne : l’essence, le magnesium et le nitrogène (pour les bombes) et l’acier.
 
Il n’y eut d’ailleurs pas que l’argent. Les grandes industries américaines fournirent également les technologies et les brevets (par exemple pour faire de l’essence à partir du charbon), elles organisèrent des voyages pour que les industriels allemands apprennent les techniques de travail à la chaîne… Un vrai plan Marshall avant l’heure.
 
Ils relevèrent les Krupp, les Thyssen, les von Schröder , les Keppler , les Bosch, les Oppenheim, les Meer, ils s’appuyèrent un temps sur Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank et futur ministre de l’économie nazi, sur Max Warburg qui était encore au conseil d’administration de IG Farben en 1938 bien que juif. Il faut dire que son frère, Paul Warburg, avait émigré aux États-Unis où il avait contribué à créer la Réserve Fédérale.
 
C’est d’ailleurs l’éléphant au milieu de la pièce : en 1919, les PIB français et allemands sont similaires. En 1939, le PIB allemand est deux fois supérieur au PIB français… Malgré les réparations !
 
Or, ce sont ces cartels relevés par Wall street qui financèrent massivement l’accession au pouvoir d’Hitler : il fallait bien payer les tracts, les affiches et les pamphlets, financer les meetings, les chemises brunes… IG Farben, en particulier, fut très tôt le principal contributeur du parti Nazi.
 
Il avaient d’ailleurs une très bonne raison d’agir ainsi : le parti communiste talonnait le parti Nazi en 1930.
 
Notez bien qu’il n’y a ici que des faits établis, par le comité Kilgore aux États-Unis, par les historiens Adam Tooze, Caroll Quigley, Antony Sutton…
 
Bien sûr l’argent de Wall Street et les grands industriels et banquiers allemands ne se seraient pas tournés vers les nazis si la population n’avait été exaspérée par les crises à répétition des années 1920.
 
Mais il n’y a qu’à se baisser pour observer l’enchaînement presque mécanique des appétits et intérêts qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale.
 
Et cette petite musique résonne à nouveau.
 
À nouveau, les puissances financières et affairistes se sont mondialisées et concentrées dans un nombre incroyablement faible de mains. À nouveau elles sont acculées par des populations exaspérées.
 
Non, la grande démocratie libérale mondialisée N’est PAS la barrière au fascisme comme le prétendent tous les BHL, serviteurs et tenants du pouvoir en place.
 
Nous nous fourvoyons dans une direction qui a déjà mené une fois à la catastrophe.
 
Il est préoccupant que « la TV » véhicule des mensonges aussi éhontés que ceux de BHL qui a déjà fait assez de mal comme cela.
 
Dans des périodes aussi troublées, il n’y a pas d’autre solution que de repartir de la vérité. Des faits, aussi durs soient-ils. De l’honnêteté. Oui la grande bourgeoisie d’affaires allemande, européenne et américaine a joué un rôle prédominant dans la montée du Nazisme et oui nous sommes à un moment où nous ferions bien de nous rappeler cette partie de notre histoire au risque d’avoir à la revivre.
 
BHL est révélateur de la stratégie d’enfumage du pouvoir qui n’est plus qu’une somme d’intérêts particuliers. Faut-il d’ailleurs rappeler que le philosophe désintéressé qu’est BHL est un obligé qui a fait sa fortune en vendant la société de son père à un certain François Pinault dans les années 1990.
 
Ce pouvoir est aujourd’hui aux abois et réagit comme tel par des lois d’exceptions.
 
Vous me direz que je suis bien loin d’une chronique économique ou financière, mais nous vivons une époque où les banquiers se mêlent de politique plus que de raison et moi je me mêle de banquiers.
 
Et comment vous dire autrement que la prudence est plus que jamais de mise.
 
À votre bonne fortune,
 
Guy de La Fortelle
 

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